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Marie-Thérèse..."Ces petits qui sont les miens !"

En mémoire de Marie-Thérèse Birot, co-fondatrice de Corot Entraide, décédée le 26 septembre dernier, à l'âge de 93 ans, Patrick Salaün, nous adresse son témoignage. Evocation et souvenir d'un engagement fort qui aura marqué sa vie de jeune permanent en 1985.

 

J'ai été le premier objecteur permanent à ce qui était encore appelé "l'Entraide d'Auteuil". Nous étions en 1985, fameuse année où retentit de nouveau la voix d'un vieil homme sur les ondes, l'abbé Pierre, et la prise de conscience par un clown de la misère des rues de Paris, Coluche.

L'Entraide alors sortait juste de la bonne volonté d'une association paroissiale, pour entrer dans les fondations de ce qui deviendra une association reconnue de l'action sociale à Paris. Cette mue s'est faite sous la conduite et l'inspiration d'une femme, Marie-Thérèse Birot.

Marie-Thérèse Birot _ ArchivesHuguette Dussossoy_Marie-Thérèse Birot_Archives

Mon premier contact avec Marie-Thérèse résume toute son action et sa méthode. J'avais 21 ans et, ce jour là, rendez-vous pour mon "embauche" à 14h à l'Entraide. Débarquant de Bretagne, j'avais avec moi ma valise. Arrivant à l'heure dite, une longue file d'attente se presse devant la porte à laquelle je frappe finalement. On me prie d'attendre mon tour, ce que je fais parmi les gars qui, je le découvrirai plus tard, viennent chaque jour à cet endroit.

Je me souviens de l'un d'entre eux, plus jeune que moi, qui portait une guitare à laquelle il manquait deux cordes. Il me toise, puis me dit : "Tu es un touriste toi !" "Oui, lui répondis-je, et toi, tu es un touriste ?" "Oui, un touriste de la misère !", et il se met à jouer de se guitare fatiguée.

J'arrive enfin à la porte, trois heures après mon heure de rendez-vous. Je remets mes papiers d'identité au monsieur qui garde la porte comme le fait chaque personne venant à l'Entraide. Après quelques instants, la porte s'ouvre toute grande et une petite dame, tonique et enjouée, me dit : "Hé bien Patrick, ça fait 3 heures que je vous attends !" "heu... moi aussi en fait." "Venez !" Elle me prend alors par le bras pour m'amener déposer ma valise, puis m'invite avec elle rencontrer un des gars avec lequel j'ai fait la queue tout l'après midi.

Entretien avec un jeune_ArchivesRepas avec des jeunes _Archives

Voilà ma plongée dans l'enfer des rues de Paris, accompagnée d'une tutrice qui était aussi une guide et, dois-je le dire, une maman pour tous ces garçons comme pour le tout nouvel accueillant que j'étais. "Je suis ta maman de Paris" avait-elle coutume de me dire. Et je pense que cette phrase là pourrait aussi s'appliquer à chacune des femmes qui, avec elle, prenaient sur leur temps et leur amour pour accueillir ces jeunes. Huguette, bras droit et alter-égo de Marie-Thérèse, mais aussi Solange, Anne-Marie, Françoise, Monique, et combien d'autres dont j'ai oublié le prénom mais qui se reconnaissent aussi dans cette longue liste. Tous, nous nous retrouvions un après midi par semaine, pour un temps de formation, d'échange sur les difficultés, d'élaboration de projets. Nulle part ailleurs, même dans mon expérience de travailleur social, je n'ai rencontré à la fois un tel professionnalisme allié à cette empathie et tendresse.

"Tu vois Patrick, m'avait-elle un jour confié, lorsqu'avant nous recevions tous ces jeunes en même temps que des clochards vivant depuis des années dans les rues de Paris, c'est devenu pour nous insupportable. C'était comme si nous mettions autour de la même table nos propres petits-enfants et des personnes alcooliques ou toxicomanes invétérées. Ce n'était pas possible !"

Je crois que là était le ressort des accueillantes de l'Entraide d'Auteuil qui, sous l'impulsion de Marie-Thérèse, avec le soutien (toujours) du père Bezançon, auront transformé l'entraide paroissiale de Notre-Dame d'Auteuil en une plateforme d'accueil des jeunes de la rue à Paris, reconnue par tous les services sociaux.

Il a fallu pour cela une vision politique. Cette vision, Marie-Thérèse Birot l'avait. Et son génie était d'être capable de la partager avec tous ses associés, et de mettre collectivement en oeuvre le pouvoir d'influence pour obtenir des avancées. A Auteuil, on a quelques relations et un peu d'entregent... Il n'a pas fallu longtemps pour que soient saisies des personnalités politiques apportant leur appui, dont le premier ministre de l'époque, Raymond Barre.

Collecte alimentaire 1984_Archives

C'est aussi à l'Entraide que, pour la première fois, se réuniront quelques associations pour fonder ce qui deviendra la Banque Alimentaire. L'Entraide d'Auteuil avait la souplesse et la légèreté d'une petite association, et la pertinence d'un service social reconnu de tous. L'un de nos amis, Alain Fougeron, qui travaillait proche des sommets de l'Etat, dira : "Je reconnais chez elle la même vision que portent des PDG de grandes entreprises." C'est cette vision qui fera que l'Entraide deviendra un jour 'le Centre Corot', belle association aujourd'hui reconnue, qui continue de lutter contre la misère des plus jeunes. Et l'on sait combien les questions sont devenues extraordinairement complexes.

Un autre aspect de Marie-Thérèse, fondamental, tenait dans sa capacité à travailler avec des personnes tellement différentes d'elle et de sa conception de la vie et de la société. Ainsi aura-t-elle accueilli un jour (on est en 1978) un éducateur travaillant à la prison de Fleury Mérogis et qui, par l'entremise d'un gars qu'il suivait, s'est retrouvé à découvrir l'action de l'Entraide. Henri Gesmier, qui allait devenir prêtre de la Mission de France quelques années plus tard, aura fait avec Marie-Thérèse une association tout aussi étonnante qu'exceptionnelle. Je ne doute pas que, dès qu'elle l'a rencontré, elle aura saisi chez lui toutes les potentialités dont lui-même ne se savait peut être pas encore capable. Henri m'aura souvent dit la relation filiale qui l'unissait à elle, et ce n'est pas pour rien qu'elle aura souhaité qu'il célèbre, seul prêtre, ses obsèques.

Ensemble, ils auront donné à l'Entraide d'Auteuil un visage de compassion, allié à une passion de la jeunesse et un professionnalisme reconnu.

Combien de gars reçus à l'époque, qui sont aujourd'hui devenus des hommes, des pères accomplis, et qui se souviennent dans un coin de leur mémoire ce qu'ils doivent à L'Entraide d'Auteuil, ses bénévoles et cet éducateur à queue de cheval qui, déjà, ne laissait pas indifférent.

Repas avec des jeunes _Archives

Beaucoup de jeunes bénévoles se seront laissés impressionner par cette expérience de l'accueil de jeunes des rues de Paris, au point d'en voir leur vie transformée.

C'est mon cas, et ma vocation de prêtre ouvrier s'origine bien dans cette expérience. C'est le cas de bien d'autres, dont certains sont aujourd'hui à des responsabilités qui les placent à leur tour dans cette disposition à concilier la fraternité, le service, le professionnalisme et l'amour du prochain.

Mais une vie de jeune livrée à la rue laisse bien des traces, et beaucoup de jeunes ne se seront pas relevés. Ils sont nombreux aujourd'hui à avoir fait l'ultime voyage. Je pense souvent au petit Franck, un très jeune homme originaire de Vitry sur Seine, qui s'était pris d'affection pour Riton, comme pour un père de substitution. Avec Antoine, autre objecteur, nous étions ses deux grands frères. "Je t'aime Patrick, me criait-il parfois ! Tu n'oublies pas, hein !" "Je t'aime aussi Franck". Quand il ne reste plus qu'un vide immense dans le coeur, pouvoir s'entendre dire qu'on est aimé est le plus beau des soins. Marie-Thérèse, avec Henri, savait développer cela chez les étudiants que nous étions, engagés à lutter contre la misère de jeunes de notre âge.

Marie-Thérèse, vous voilà partie. Vous rejoignez cette belle compagnie de ceux qui ont cru pouvoir changer le monde vers un mieux, sans pourtant chercher à être différents de ce que vous étiez. Vous avez apporté le meilleur qu'on puisse offrir : Un visage de compassion armé de justice, toujours en recherche et si combatif. Merci d'avoir été notre inspiratrice et notre formatrice.

C'est en pensant à vous et à tous les bénévoles de l'Entraide d'Auteuil que je relis parfois le chapitre 25 de l'Evangile de Jean : "Venez les bénis de mon Père, recevez en héritage le royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde. Car j'avais faim et vous m'avez donné à manger, j'avais soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez accueilli, j'étais nu et vous m'avez habillé, j'étais malade et vous m'avez visité, j'étais en prison et vous êtes venus jusqu'à moi." Et nous entendrons longtemps encore ces paroles du Christ : "Chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces petits qui sont les miens, c'est à moi que vous l'avez fait !"

Patrick Salaün - Prêtre à la Mission de France

 Lire l'hommage à Marie-Thérèse Birot